En déplorant la présence d’un “État profond” au sein de la haute administration française, Emmanuel Macron reprend un terme qu’affectionne Donald Trump et qui est né en Turquie. Attention toutefois à ne pas opposer l’État à lui-même, prévient Hegel.
Emmanuel Macron a bousculé le monde policé des ambassadeurs, le 27 août dernier. En plein discours sur la nécessité de « reconstruire un agenda de confiance » avec la Russie, il remarque : « Je sais que, comme diraient certains théoriciens étrangers, nous avons nous aussi un État profond. Et donc, parfois, le président de la République dit des choses, se déplace et dit quelque chose, puis la tendance collective pourrait être de dire : “Il a dit ça… Enfin, nous, on connaît la vérité, on va continuer comme on l’a toujours fait.” Je ne saurais [trop] vous recommander de ne pas suivre cette voie. » Qui sont ces « théoriciens étrangers »? On pense à Donald Trump, qui emploie l’expression de « deep state » pour dénoncer la prétendue conspiration d’un appareil d’État non élu, regroupant haute administration et groupes d’intérêts occultes, œuvrant contre la direction élue par le peuple.
On peut également penser à Vladislav Sourkov, célèbre conseiller de Vladimir Poutine. Dans un article publié en février dernier, il pointe l’État profond comme la vérité ultime des régimes occidentaux : « Des profondeurs et des ténèbres de ce pouvoir sombre et caché émergent les mirages sublimes de la démocratie créés pour les masses : l’illusion du choix, la sensation de liberté, le sentiment de supériorité, etc. » Le régime russe, tout autoritaire qu’il soit, a au moins l’avantage de ne pas se soumettre à cette dualité : « Notre système politique, comme tout chez nous, semble moins raffiné, mais en tout cas plus honnête. Notre État n’est pas divisé en un État profond et un État extérieur. Il est entier, et toutes ses composantes sont bien visibles. »
À moins qu’il ne faille remonter plus haut. C’est en effet en Turquie que l’expression « État profond », derin devlet, prend son envol. Dans les années 1990, en lutte contre la guérilla kurde du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), un ensemble hétéroclite – rassemblant des représentants du pouvoir politique, des membres de la police et de l’armée, des mafias et des activistes d’extrême droite –, mène une « sale guerre » contre l’organisation séparatiste. Il est désigné par le terme d’« État profond », et son action provoque l’indignation d’une partie de la société, ainsi que la floraison de multiples théories du complot.
Cette généalogie est édifiante. On est parti d’un épisode tragique et violent de l’histoire turque ; on aboutit à une suspicion portée sur tous les hauts fonctionnaires de l’administration. Tout État démocratique comporte une dualité entre des représentants élus pour un temps et une administration, plus pérenne. Cette dualité est évidemment source de tensions et de dérives possibles. Les représentants doivent veiller à ce que les orientations politiques décidées par la majorité soient respectées. À l’inverse, les fonctionnaires de l’administration ont pour devoir d’éviter toute confiscation de l’État par des dirigeants hors de contrôle.
Au début du XIXe siècle, Hegel a élaboré une théorie idéale de l’État moderne qui prend en compte la diversité de ses composantes de façon dialectique. Les tensions consubstantielles à l’État doivent être résolues par la prise de conscience de chacun que son rôle dépasse ses intérêts particuliers. Comme il l’explique dans ses Principes de la philosophie du droit (1820),
« le service de l’État réclame […] le sacrifice de satisfactions individuelles et arbitraires, celui des buts subjectifs, et donne le droit de trouver ces satisfactions dans l’accomplissement du devoir ». HEGEL
Pour Hegel, c’est l’union de l’intérêt particulier – progresser dans sa carrière de haut fonctionnaire par exemple – et de l’intérêt général qui fait la « solidité intérieure » de l’État. Ce que « le serviteur de l’État doit fournir » est « une valeur absolue » qui le dépasse : le bien de l’État, donc de tous. Cela signifie que l’administration accomplit, tout autant que le représentant élu, la mission de l’État, que Hegel qualifie d’universelle.
Mettre en accusation l’« État profond » signifie que l’on a perdu le sens de cette articulation d’éléments divers qui constitue l’État. C’est surtout le signe d’un malaise profond dans notre vision de l’État démocratique.