« Principe selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement, à un coût économiquement acceptable. »
Cependant, le domaine d’application du principe de précaution déborde de beaucoup l’environnement. C’est dans les domaines de la santé publique et de la sécurité alimentaire qu’il a fait le plus parler de lui : on l’a vu fonctionner dans des affaires comme celles du sang contaminé, de la « vache folle » (encéphalopathie spongiforme bovine) ou à propos de l’introduction d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Le principe de précaution est alors l’instrument grâce auquel on tente de s’adapter aux transformations de la gestion des risques dans une société technologique.
Et c’est bien comme tel qu’il est critiqué. On y voit souvent un principe d’abstention, qui bloquerait toute innovation. Son adoption serait l’expression d’une « aversion pour le risque », caractéristique de sociétés où la sécurité et le bien-être des citoyens seraient si bien assurés que l’on en viendrait à la demande, impossible à satisfaire, d’un « risque zéro ». Le principe de précaution donnerait satisfaction aux peurs irrationnelles du public, à sa méfiance de principe (et profondément obscurantiste) vis-à-vis de la technique et de la science, ce qui conduirait à l’immobilisme.
Mais la critique opposée lui a été aussi été faite. Dans un livre récent, Jean-Pierre Dupuy a accusé le principe de précaution d’être trop timoré, mais pour des raisons inverses [Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé]. Ce n’est pas comme frein au développement des techniques que Jean-Pierre Dupuy critique le principe de précaution, mais parce qu’il est impuissant à parer aux conséquences catastrophiques de ce développement des techniques. Le principe de précaution, selon lui, participe de la rationalité instrumentale, celle de la technique et du calcul économique, en s’en tenant à une gestion probabiliste des risques, là où il faudrait anticiper la catastrophe. Jean-Pierre Dupuy se réclame donc d’un autre type de rationalité, qui échappe au principe de précaution, trop prudent, trop modéré, et qu’il définit comme un « catastrophisme éclairé ».
Comment des critiques aussi diamétralement opposées peu-vent-elles être formulées contre le principe de précaution ? On le comprendra mieux si l’on revient à ce qui fournit, sinon le fondement, du moins le contexte philosophique du principe de précaution : la réflexion de Hans Jonas : son livre, Das Prinzip Veranwortung (le Principe responsabilité) paraît en 1979, à l’époque où l’on commence à s’intéresser à la précaution. Le livre pose la question du rapport des hommes à la nature, de la capacité qu’ont les actions techniques de menacer la perpétuation de la vie sur terre, et des formes nouvelles de responsabilité que ces menaces obligent à définir. C’est un livre qui ne craint pas d’agiter la menace de la catastrophe : Hans Jonas en appelle à la « prophétie du malheur », voudrait que l’on ait recours à « l’heuristique de la peur », et que l’on adopte toujours le « scénario du pire ». Tout cela a inquiété bien des lecteurs épris de rationalité, si bien que ce sont généralement ceux qui rejettent le principe de précaution qui se réfèrent à Jonas, en l’accusant d’introduire une politique de la peur, alors que les partisans d’une politique de précaution se démarquent de Jonas, et s’empressent d’affirmer qu’il n’y a rien de commun entre responsabilité et précaution. Nous voudrions cependant montrer que c’est bien autour de la réception de la pensée de Jonas que se joue notre compréhension du principe de précaution et du rôle qu’il peut avoir dans la redéfinition des rapports entre science et politique. Après avoir exposé ce que Jonas apporte de nouveau sur cette question, nous montrerons comment les grandes lignes de l’application du principe de précaution peuvent être comprises comme une reprise critique des idées de Jonas. Nous pourrons alors envisager dans quelle mesure la critique que fait Dupuy du principe de précaution constitue un retour à Jonas et à son « catastrophisme ».